“Waouh, ça va être une chouette journée aujourd’hui.” Voilà ce que je me dis au réveil. Cela ne m’arrive plus de ne pas avoir envie de me lever. Juste avant de quitter mon job de responsable marketing dans les assurances, en 2022, j’avais un peu la boule au ventre. Maintenant, c’est moi qui choisis tout : mes horaires, ma façon de faire, mon intensité de travail, mon lieu de travail, les personnes avec qui je travaille. J’ai la main sur mes activités.
Ce récit-interview a été réalisé en mars 2025 dans le cadre des ateliers Zone d’Expression Prioritaire organisés à l’Université Paris Nanterre. Cette année la thématique était le travail.
Quel âge as-tu et que fais-tu ?
J’ai 43 ans, j’ai 2 enfants (dont un en supérieur !), je suis en 3e année de licence, j’ai plusieurs jobs et une entreprise. Avant de changer de voie, au bout de deux ans sur un nouveau poste, je savais que la troisième année allait servir à chercher autre chose. J’étais depuis 18 ans dans le marketing. J’adorais mon job mais pas le fonctionnement délétère des grosses entreprises dans lesquelles je travaillais.
Quelle était ton idée du travail ?
Au départ, je voulais la vie que tout le monde avait. Un statut, de l’argent, un poste qui fait que dans les dîners, tu as de la valeur. Mes parents n’ont pas fait beaucoup d’études. L’école, c’était facile pour moi. Ça a été un moyen d’émancipation. Quand je voyais les gens que mes parents fréquentaient, je me disais que je ne voulais pas finir comme ça et je ne me sentais pas comme eux, parfois même j’avais honte. Un jour, j’avais à peu près 7 ans et une voisine nous a gardés, mon frère et moi. On était au bord du périph’ à Paris. Elle avait un grand appartement beau, propre, où elle vivait seule. Ça paraissait cosy. Je me suis dit : “c’est ça que je veux”. Et je me suis sentie chez moi plus que chez moi.
Pourquoi as-tu changé de job ?
J’ai grandi avec l’idée que le travail est une source d’épanouissement. Et souvent, j’ai l’impression d’avoir beaucoup donné dans mon travail mais d’avoir été déçue.
J’ai entendu des choses comme “on réduit les budgets et t’as pas ta prime.” Dans mon dernier job, ma prime d’objectif représentait 20% de mon salaire annuel. C’est beaucoup ! La dernière année quelqu’un a dit de moi “elle est trop calme pour être impliquée” en codir. C’était un gars avec qui je ne travaillais même pas. Du coup, je n’ai pas eu ma prime alors que j’avais atteint tous mes objectifs. Dans mon système de valeurs à moi, c’était pas juste, pas honnête, pas loyal. Je ne l’ai pas supporté. J’avais le sentiment de me donner pour un jeu dont on changeait les règles sans me prévenir avant.
Comme j’ai toujours fait du sport à côté de mon boulot, j’ai commencé à donner des cours chez Swedish Fit, un concept de sport santé suédois. Je me suis formée. J’ai eu ma carte professionnelle. J’ai continué plusieurs années. Je suis aussi devenue prof de yoga. J’ai créé mon entreprise. Toujours à côté de mon job. Au bout de sept mois à mener tout ça de front, j’ai quitté mon job principal dans le marketing. J’avais déjà commencé un DU de yoga et santé à Nancy, tout en habitant dans le 92.
Qu’est-ce qui est différent aujourd’hui ?
Le travail en lui même et la quantité
Aujourd’hui, je travaille beaucoup plus qu’avant mais cela m’apporte davantage de satisfactions. Quand je donne des cours de yoga ou de fitness, les gens sont contents de me voir. Tu travailles et à la fin on te remercie. Ce que tu donnes, c’est reçu, ça sert, c’est utile. J’aide les gens à affronter leur stress de boulot, de vie perso. J’ai même des personnes malades qui viennent pour oublier qu’elles sont malades. Dans le sport comme dans le yoga, on vient chercher par le corps quelque chose qui prend le dessus sur tout le reste.
Piloter l’activité de mon entreprise, gérer le staff, le planning, les clients, le site internet, la compta, faire le ménage, tout ça c’est ma casquette de chef d’entreprise. Ensuite j’ai ma casquette de prof, pour ma structure, et pour d’autres structures. Je donne une dizaine de cours collectifs (fitness, cardio, renforcement musculaire, différents types de yoga) et quelques cours individuels où j’accompagne des personnes avec des pathologies particulières (yogathérapie).
L’image de mon travail
Souvent les gens me disent “je ne sais pas comment tu fais”. En réalité, je pense qu’il n’y a que peu de personnes qui savent “tout” parce qu’à chaque fois, je vois bien que pour les autres c’est trop. Trop d’activités, trop différentes, ils n’arrivent pas à suivre, c’est trop de détails, trop de choses à expliquer…
Généralement, je ne sais jamais par quel bout commencer. Si je dis que je suis étudiante, ils vont trouver ça bizarre par rapport à mon âge et avoir l’impression que je n’ai jamais fait d’études. La fac, pourquoi faire ?, c’est souvent la première réaction. Ou alors “ah, c’est courageux”. Si je dis que je suis cheffe d’entreprise, on me demande de quoi. Un studio ou une salle de sport, ils ne comprennent pas, ça ne ressemble pas à une vraie entreprise, je veux dire pour un cadre par exemple.
Je pense qu’il y a aussi l’idée que je remets l’ouvrage sur la table et en question ma vie et mes choix. Alors que pour moi, c’est une continuité, mais les gens ne le voient pas. Je crois que ça leur fait peur. J’ai le sentiment que ce n’est pas si courant d’être dans cette logique là. Autour de moi, j’ai surtout des cadres, la quarantaine, débordés par leur job ou leurs enfants et ne trouvant pas forcément le temps de faire du sport une fois dans la semaine. En général, leurs enfants sont aussi plus jeunes que les miens.
Alors je simplifie. Dans les dîners, quand on me demande ce que je fais, je dis “prof de sport”. Mon mec me dit : “t’es tellement plus que ça, tu te dévalorises, les gens imaginent que tu traînes en jogging et que t’as rien dans le cerveau, que t’as pas fait d’études”. Moi, je m’en fous. Je sais que j’en ai souvent fait plus qu’eux des études. En cumulé, j’en suis à ma neuvième année de fac ! Je pense que je n’ai plus besoin de prouver mon statut, je me sens trop bien pour ça.
As-tu l’impression d’avoir perdu quelque chose ?
J’ai perdu mon statut social ! Mais aujourd’hui, dans mes relations du quotidien, mes élèves et moi, on est tous en jogging, en legging, pieds nus et le statut social ne compte plus. On est à égalité. L’important n’est pas là.
Comment fais-tu pour tenir le rythme ?
Si je tiens à ce rythme, c’est parce que je traite mon corps comme le ferait un athlète de haut niveau. Je ne fais pas beaucoup d’excès. À ce rythme là, je ne les tolère plus. Je bois rarement plus de 2 verres d’alcool, je mange équilibré, je sors peu en semaine. Et j’essaie de ne pas surcharger mon week-end.
Concrètement, je me lève tous les jours à la même heure. Il n’y a que le dimanche matin que je peux dormir plus parce que je n’ai pas d’astreinte, ça veut dire que je ne donne pas cours, mais ça ne veut pas dire que je ne travaille pas. D’ailleurs dans la mesure où les femmes portent sur leurs épaules la majorité de la charge de travail domestique, ça paraît curieux de dire qu’on ne travaille pas alors qu’en réalité on travaille… c’est juste qu’on n’est pas payées !
A quoi ressemble une journée-type ?
Le matin
Je me lève exactement à 6h43 pour avoir le temps de me préparer un thé et d’émerger. Je lève mes enfants à 7h (enfin surtout le petit), pendant qu’il déjeune je checke mes mails, mes messages (les clients peuvent me joindre via 2 boîtes mails, facebook, Instagram et les profs via plusieurs groupes whatsapp), les réservations de la journée. Si tout est ok, le temps que mes enfants prennent leur douche je m’installe sur le canap’ avec mon ordi pour finir mes devoirs et ou je lance mes impressions.
Ensuite je file à la douche, je m’habille, je prévois le cycle de ma machine à laver pour que je puisse étendre le linge au moment où je rentre, je donne son médicament au chat (elle a un traitement difficile à prendre tous les jours ; elle est allergique). Je vérifie mon sac, ça c’est une vraie étape parce que chaque jour a besoin de ses objets spécifiques, selon que je repasse à la maison ou non, selon que je mange à la fac ou non (et dans ce cas, je me prépare une gamelle).
Et, je vais en cours ou bien je vais donner un cours individuel avant d’aller en cours. J’arrive parfois à caler jusqu’à 2 rendez-vous individuels avant de commencer les cours à la fac quand on commence un peu tard, genre vers 10h30.
Évidemment, je me déplace en vélo, mon domicile se trouve au centre d’un rayon de 20 min où j’ai toutes mes activités, y compris la fac. Mes trajets en vélo représentent entre 4 et 6 h par semaine.
En cours, c’est assez “chill” : écouter, prendre des notes. J’apprends plein de choses et je pense que s’ouvrir à nouveau aux études c’est appréhender autrement la connaissance. Tout a plus de sens, les choses sont plus concrètes, on fait des tonnes de liens avec des choses vécues, vues, ou partagées avec d’autres. Je mange avec mes copines de la fac, c’est drôle parce que je pourrais clairement être leur mère !
L’après-midi
Et assez vite, l’après-midi s’enchaîne, vient le dernier cours et je file en vélo pour rentrer chez moi. Généralement j’ai quelques heures avant de repartir. Je nourris mon chat, j’étends mon linge, range mes cours, j’ai le temps de passer quelques coups de fils si besoin ou gérer quelques mails. Parfois les mails que je reçois pendant que je suis en cours me stressent parce que je suis coincée et ne peux pas répondre avant l’aprem…
C’est un moment un peu calme où je croise mes enfants, on parle un peu de leurs journées, de la mienne, des trucs dont ils ont besoin, des choses que je vais leur demander en mon absence. Souvent je lance un truc en cuisine (si mon mec est en déplacement, ce qui arrive en général 2 à 3 jours par semaine) sinon je le laisse gérer. Je me prépare (tenue, cheveux) et je pars donner cours. Le plus tard c’est jusqu’à 21h30, sinon généralement je rentre vers 20h-20h30. Mais heureusement, j’ai refusé d’avoir cours certains soirs, pour pouvoir manger avec mes enfants.
Ensuite quand je rentre enfin je me douche (mais pas les cheveux, trop compliqué à gérer le soir ; d’ailleurs, c’est un vrai sujet, les matins où je dois me laver les cheveux, ça prend plus de temps alors je vais à la douche avant les enfants). Et enfin je mange !
Le soir
J’essaie de ne pas rallumer l’ordi mais ça n’est pas toujours possible. Parfois j’ai des trucs à rendre pour la fac, ou des réponses clients à apporter, des sujets de planning avec les profs dans mon studio. Et aussi, j’ai régulièrement du pilotage à faire, des tableaux excel à concevoir par exemple, et ça j’aime bien le faire devant la télé, je me sens moins seule. J’essaie de ne pas me coucher trop tard car après je le paye le lendemain. Quand je vois 22h30, je me dis qu’il va falloir arrêter mais en réalité, je suis rarement couchée avant 23h voire 23h30. Parce que dans mon lit, c’est mon seul moment sans écrans, et j’essaie d’avancer sur les bouquins que je dois lire. En plus, je ne suis pas très rapide comme lectrice.
Le week-end
Les samedis matins, je travaille de 8h30 à 12h30, je donne tout ce qui me reste d’énergie à ce moment-là de la semaine. Ensuite je rentre, je mange et je suis une vraie loque… parfois j’ai même pas l’énergie pour aller me doucher, j’attends d’être tellement refroidie par ma propre sueur que je suis obligée d’y aller. J’essaie de faire des activités cool, souvent sur l’ordi mais sans trop de concentration (typiquement ma compta devant la TV). L’énergie revient après tranquillement en fin d’aprem. Si je sors, j’aime ne pas rentrer trop tard pour pouvoir dormir suffisamment ma seule nuit sans contrainte.
Le dimanche c’est chill ! Je me lève quand je veux mais ça ne veut pas dire que je ne fais rien. J’ai une newsletter qui part 1 dimanche sur 2. Et même si je profite des vacances universitaires pour rédiger mes articles (2 pour chaque newsletter) et déterminer mon calendrier éditorial, j’ai toujours l’édito à rédiger, les articles à mettre en ligne avec quelques corrections nécessaires (pour le SEO par exemple), les liens à poser, etc.
Je dois y passer 1 à 2h, ensuite je lance mon robot aspirateur et je m’attèle en cuisine. J’essaie de faire plusieurs plats pour que mes enfants de 14 et 18 ans puissent avoir des gamelles prêtes dans le congélateur (le plus jeune mange à la maison 3 jours par semaine et parfois aucun de nous n’est là) et je prépare pour le midi. J’essaie de ne rien faire l’après-midi, de ne pas travailler, j’essaie de ne pas regarder mes mails. On essaie de faire des activités en famille : ciné, expos, etc.
Et je me garde un peu de temps en fin de journée pour faire mes fiches de cours. Car même si je suis motivée, je n’ai pas la mémoire d’une étudiante de 20 ans alors je fais mes fiches de révision au fur et à mesure. Je synthétise les cours tout simplement.
Qu’en penses-tu ?
J’ai conscience que ça fait beaucoup, mais c’est une période de vie qui ne durera pas. Je donne une dizaine de cours collectifs, entre deux et quatre rendez-vous privés. Sachant que j’ai 20 heures de cours. C’est difficile quand tout se cristallise sur un même moment et que je me sens acculée par la montagne de choses à faire. Mais par chance, généralement, ça ne dure pas.
La fac ça ne durera pas par exemple. Et puis, le temps que me prends mon entreprise et l’anxiété que cela génère non plus. C’est aussi lié au fait que c’est encore un bébé entreprise de trois ans. Bientôt elle sera suffisamment stable et solide, ce sera plus facile. Même si du jour au lendemain les choses peuvent s’arrêter. Par exemple, si les gens arrêtent de faire du yoga, le vent pourrait tourner. Mais pour l’instant, ça va. J’ai conscience de cette chance.
Récemment, j’ai fait un stage en Ehpad dans le cadre de ma licence. Une semaine de 10 heures à 18 heures, dans un espace où on ne peut pas ouvrir les fenêtres, pas sortir, avec des horaires cadrés. J’étais comme dans un long tunnel dans lequel je n’avais pas de marge de manœuvre. J’ai dû garder mes chaussures toute la journée. C’est un détail, la plupart des gens trouvent ça normal. Mais moi je suis pieds nus le plus souvent : au Studio et chez moi. Quand c’était fini, j’ai éprouvé très concrètement et très fortement le sentiment de liberté que je vis aujourd’hui en rentrant chez moi.
C’est cette liberté qui me motive. Elle réside dans la variété de mes activités et aussi dans mes temps libres, en dehors des clous. Par exemple, un jour sans cours à la fac et sans cours à donner. Dans ces moments-là, j’ai l’impression de faire l’école buissonnière. C’est enivrant ! Avant, j’avais des RTT programmés. Ça n’a pas la même saveur. Aujourd’hui, je dispose de mon espace et de mon temps. C’est un luxe !